Gagner… comment ? Et surtout quoi  ?

Texte d’analyse adopté par le Congrès fondateur réuni à Ornacieux-Balbins le 29 mars 2024

Congrès de U-LDC
ANALYSESTexte adopté

La dernière victoire/conquête sociale, c’était quand ? A cela, plusieurs réponses sont possibles selon que l’on considère de réelles victoires ou seulement des non-défaites, des avancées avant de reculer encore une fois, issues d’un soi-disant « dialogue social »pour éteindre les incendies sociaux.

La lutte contre la réforme des retraites en 1995 fut certes un mouvement majeur qui donna un espoir au monde du travail, à celui qui allait prendre sa retraite et à celui qui travaillait encore. Mais ce ne fut qu’un arrêt temporaire, car les réformes successives ont poursuivi les politiques qui laminent le monde du travail, donc le reste de la société.

En 2006, le retrait du CPE fut une demie-victoire, car si celui-ci fut certes remisé au placard, la reste de la loi sur « l’égalité des chances » est passée, suivie de bien d’autres ré-formes tout aussi destructrices. On dira réformes « néolibérales » selon le vocable de gauche critique convenu, mais cela empêche de saisir plus précisément le fonctionnement capitaliste actuel.

Il ne s’agit en effet plus seulement d’étendre la logique de profit à la totalité de la production et de pousser au maximum la division du travail, mais de soumettre entièrement les affects individuels et les rapports sociaux au mantra « coûts-bénéfices », chacun cherchant ainsi son « intérêt bien compris ».

Si on cherche un parfum de victoire débouchant sur des conquêtes sociales, on serait plutôt tenté de répondre  « Mai 68 » , qui a eu un impact important de par sa dimension internationale et sa durée, les grèves et reprises auto-gestionnaires d’entreprises, le monde étudiant en révolte et la jonction avec le monde ouvrier fortement mobilisé sur les lieux de travail ; une sorte de combinaison 1995+2006. Ce mois de mai a aussi commencé bien avant et s’est prolongé bien après. Ce fut un très long mois de mai. Les conquêtes engrangées ont bouleversé nombre de règles tenues comme immuables :   véritables augmentations de salaires, réductions du temps de travail et une reconnaissance des sections syndicales d’entreprise.

Puis ce mouvement entre dans l’histoire et dans nos imaginaires et nous devons continuer à nous battre pour ne pas perdre ce que nous avions alors « gagné ». Plus loin en arrière dans le temps, la date de 1936 résonne comme une grande victoire … mais les avancées de cette époque se réduisent comme peau de chagrin. Cette victoire devient historique et n’a presque plus aucune réalité dans notre quotidien actuel.

Plus près de nous, à l’hiver 2018-2019, les Gilets Jaunes (appelés par la petite bourgeoisie indépendante d’abord contre les taxes, vite rejointe par les prolétaires qui n’arrivent plus au bout du mois) ont bien été un mouvement social ; mais à côté voire contre les syndicats (défendant essentiellement les intérêts des classes moyennes sous statut ou salariées). Les modalités principales des Gilets Jaunes ont consisté à bloquer la circulation et à manifester le samedi en faisant preuve d’une certaine radicalité, notamment dans sa confrontation aux lieux de pouvoir.

Faut-il voir une victoire dans ce qui a été obtenu au final ? Les Gilets Jaunes ne semblent pas avoir voulu revendiquer ce terme, même si le gouvernement Macron concédera une augmentation anticipée du Smic, le retour à la défiscalisation des heures supplémentaires, l’annulation de la hausse de la CSG pour les retraites et l’augmentation de la prime d’activité… toutes mesures ne modifiant pas substantiellement le rapport capital-travail. Le capital reste le grand gagnant !

Ce qui est de plus en plus visible, c’est la distance de la majorité des syndicats vis à vis de ces mouvements qui surgissent et échappent au contrôle des instances reconnues, comme ce fut le cas pour les révoltes à la suite de la mort de Nahel en juin 2023 et d’autres mouvements auparavant.

Ce qui est sûr, c’est qu’après 2006, les défaites se sont enchaînées : 2010/retraites, 2016-2017/Lois travail, 2019-2020/retraites, 2023/retraites (sans oublier au passage 2003/retraites). Et à chaque fois l’intersyndicale (peu importe avec ou sans le pôle réformiste CFDT-UNSA) a favorisé la défaite en déployant la même recette perdante :

  • plusieurs mois après les premières annonces d’une énième réforme nécessaire pour « sauver le système » (en disant « d’expropriation », on serait tout-à-fait honnête), on programme quelques grandes dates de (dé)mobilisations, où il fallait être en nombre dans la rue pour brailler « ça va péter » (oui, mais quand et surtout comment ? Car ce n’est pas performatif) ou « on lâche rien » … alors que rien n’est organisé pour tenir dans la durée, trop peu de grèves ou d’actions de blocage sont discutées en assemblées générales ou mises en place en les construisant à la base. Et rien ou si peu n’a été fait auparavant pour construire un rapport de force radical permettant d’envisager une possible victoire. Cela débouche sur des manifs-promenades où l’on espère que les images de rassemblements monstres vont provoquer quelque chose ;
  • un rapprochement des dates saute-moutons (le « haut niveau » de mobilisation qui devrait permettre de généraliser et reconduire la grève, mais jamais atteint selon l’intersyndicale) à l’approche du dénouement parlementaire, pour « faire pression » tout en se calant pourtant sur l’agenda du gouvernement ;
  • un rebond de mécontentement à la suite de l’adoption de la loi (sans ou avec 49.3), car on est triste de ne pas avoir été « entendus » ;
  • quelques « radicalisations » permettront à des activistes de s’occuper entre les « temps forts », souvent en allant occuper/bloquer un site ou la circulation (ou l’inverse avec les péages gratuits). Les débordements inévitables sont vite repris en main pour ne pas décrédibiliser le mouvement  ;
  • en parallèle, quelques rares secteurs « clés » (raffineries et transports) partiront en grève reconductible, mais ne seront soutenus que par procuration en espérant qu’ils tiennent… mais voilà que le gouvernement envoient les réquisitions et la force pour faire cesser le petit jeu.
  • Snif, voici qu’on a encore perdu.

Ainsi, il faut comprendre que l’intersyndicale ne souhaite pas affronter réellement le pouvoir. Cela peut s’expliquer pour plusieurs raisons. En tant que cadres intermédiaires, les bureaucraties syndicales tiennent à leur petite place au chaud, à discuter (autour) des bouts de gras avec le taulier. Rapidement, depuis au moins 1945, le patronat a saisi l’intérêt d’associer l’opposition en lui octroyant une représentation et une place bien cadrée. Cela vaut surtout pour les directions syndicales au niveau national, de plus en plus détachées des bases. Il n’empêche, au niveau local, la plupart des militant·e·s n’ont pas tant d’avantages, hormis quelques temps soustraits à un travail de plus en plus infernal.

Pourquoi donc ces militant·e·s de base se rangent-ils à une stratégie du renoncement ? C’est que bien souvent, il ne reste plus grand-chose des pratiques syndicales de terrain et les collectifs de lutte sont désertés. En effet, la plupart des collègues préfèrent ne plus y croire (à un réel changement de société) plutôt que faire semblant d’y croire (comme les militant·e·s). Beaucoup se croient à l’abri, se contentent de déléguer aux « spécialistes » l’organisation des luttes et ne les investissent alors plus. Quel intérêt à multiplier les jours de grève isolés quand on est sûr de perdre ? Et on ne sait plus très bien ce qu’on pourrait ou voudrait gagner : l’annulation d’un projet de réforme ? L’abrogation des précédentes ? Une autre société ?

Du côté du pouvoir, il faut faire comprendre qu’il n’y a plus rien à négocier : matraquage médiatique, interventions brutales des forces de l’ordre, répression judiciaire plus ou moins au hasard… cela fait passer l’envie de contester. Le capitalisme a prévu d’aller au bout de sa logique mortifère et de nous emmener avec lui : « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » devient chaque jour de plus en plus vrai. De façon concrète un nombre croissant d’exclu·e·s ne s’en sort plus au quotidien : chaque journée est déjà une lutte pour survivre.

Alors, comment reprendre pied ? Si les constats paraissent désespérant, ce n’est pas une raison pour s’aménager/fuir dans une bulle en espérant qu’elle soit explosée le plus tard possible. Car dans un monde de plus en plus intégré, les marges ont fondu aussi vite que la banquise. Seule une lutte globale et déterminée pourra déboucher sur une reprise en main de nos conditions de travail et d’existence.

Cela suppose une conscience commune de notre exploitation et dépossession, une conscience de classe, donc d’échanger au quotidien avec les collègues, avec notre voisinage. La double besogne de la Charte d’Amiens est cohérente : agir et se défendre pour l’amélioration immédiate de nos conditions de travail amène à œuvrer pour l’émancipation intégrale, et réciproquement. Dans le rapport de force, la grève reste l’arme des travailleuses-travailleurs, pour peu qu’elle se généralise et tienne dans le temps.

Seuls des appels à (se retrouver pour) reconduire dès le premier jour permettraient de sortir du carcan des journées carrées. Envisager cette perspective pourrait nécessiter un temps de préparation, et très certainement à côté ou contre l’intersyndicale (nationale), pour permettre aux bases de déborder les directions (au double sens), et passer de la délégation à l’auto-organisation, mais surtout de la défensive à l’offensive.

Il est temps de reprendre la bataille de l’imaginaire social : oui, nos vies nous appartiennent !